THIERRY CHEVERNEY, LE DECHIREMENT

Thierry Cheverney, au fil des années, au fil de son expérience picturale est devenu  un « fracasseur d'horizon conventionnel ». Je reprends intentionnellement ce que disait Masson de Nietzsche, Sade, Dostoïevski.

Curieusement cette triade d'esprits rebelles représentent pour Thierry Cheverney le substrat de son inspiration artistique et intellectuelle. N'oublions pas d'adjoindre à ses goûts éclectiques Antonin Artaud l'Anarchiste « Couronné », préférence intellectuelle de Cheverney qui ignore les cloisonnements idéologiques, loin, très loin des doctrines, rétif depuis le commencement de sa carrière de peintre contemporain à la bien-pensance obligée où se confrontent indifférence et goût des convenances.

Signe particulier de Thierry Cheverney, s'enchaînent des œuvres de plus en plus élaborées depuis quelques années, plongé non plus dans les interrogations métaphysiques de ses débuts, mais dans la maîtrise de la technique, des couleurs, du dessin, pour arriver aujourd'hui à une quiétude de la forme, d'un classicisme sans ostentation. A la recherche non pas d'un idéal esthétique, mais de l'esprit avant la lettre, de l'esprit avant le corps et sa vision désenchantée de notre époque moderne.

Violences sournoises des nouvelles technologies au service de l'asservissement de l'homme que nous rendent ici plus criantes encore que ses photographies réalistes des années 2000, ces tableaux dans leur magnifique échappée de la série pivot « The situation is under control ». Violence, dis-je, souffrance animale et humaine, au service de forces mortifères. Ici les dangers du nucléaire ne sont plus seulement suggérés, ils sont ancrés profondément, avec détermination dans la démarche froide et polie du peinte « engagé ».

Thierry met tout son talent au service de son « engagement ». Son aversion viscérale pour le mensonge, l'amène naturellement vers une représentation quasi mythique de la nature, à travers les rituels indiens avec la série « Abya Yala » tout imprégné qu'il est du destin de ces peuples premiers. La représentation du peuple indien chez Thierry Cheverney doit approcher au plus près le mythe de « Pacha Mama ». La terre-mère, celle à qui nous appartenons. Imaginatif, il rend plus vivace cette extraversion du monde indien avec tout autour du sujet central qui l'occupe, une mise en scène spectaculaire dans la représentation d'un Pow Wow où ce peuple respire une sorte de paix approchant au monde parfait, avec une profusion étourdissante de détails à travers lesquels il insuffle sa propre vision allégorique des choses. Car cette scène bienheureuse sur fond de montagnes et de forêts dégringolant le long des pentes, ce fond quasi cosmique, cette universalité, nous invitent à repenser ce peuple génocidé.

Cette paix intérieure qui se dégage de cette scène de « genre » à l'égal de celles qu'auraient bien pu imaginer un Watteau, un Goya, hé bien, elle ne concède en rien justement au message subliminal que veut faire passer Thierry Cheverney. Il faut voir à travers tous ces petits détails (coiffures, bijoux, tipis, traditions ancestrales, mais à l'opposé les camionnettes, caravanes, l'affrontement sous-jacent de deux mondes, deux mentalités, deux peuples ! Un mur se dresse qu'on ne voit pas entre ces personnages cernés par une civilisation qui n'a jamais été la leur. Et les rejette. Le message est là pour qui veut bien le voir, le décrypter.

« Abya Yala » ? Dénomination de « l'Amérique », nom que donne à cette terre la nation indienne: «Terre dans sa pleine maturité». Dans ce décor charnière entre deux mondes antagonistes, la grande difficulté était justement pour Cheverney de surmonter l'anecdotique, pour aller jusqu'à la substance de ces peuples nomades et réduits à la statique implacable des peuples colonisés.

Il y a dans la série « Abya Yala », les couleurs de la terre, la brillance des ciels des ancêtres et les quelques particularités de ces visages tannés, brunis par le soleil. Les lignes ne sont jamais figées dans l'œuvre, se courbent, se tordent, convulsent jusqu'à donner aux paysages les torsions d'une approche systémique du monde. Nous sentons bien que notre époque troublée, trouble à son tour Thierry Cheverney. Y respirent à travers l'œuvre, son besoin de réalité, son besoin de voir au-delà de la simple mise en scène de ses personnages; cette réalité le porte toujours plus loin dans son questionnement existentiel.

Plus loin, les masques tombent, à l'endroit même où ils se plaquent sur le visage grimé du jongleur, sur les visages fardés des femmes dépouillées de leurs vêtements, mises à nu, offrant aux regards leur nudité. Nudité symbolique de la femme-objet, juchée sur ses hauts talons, dualité entre son animalité et les gadgets superflus dont on l'affuble, qui l'embarrassent, l'alourdissent, l'entravent.

Au dessus, menace, l'élément principal de la Tragédie qui se joue, sous cette voûte protectrice, mais qui n'en est pas moins illusoire. L'hélicoptère et ses ailes tournoyantes, broyeuses, sombre présage d'une société sous contrôle. Un lierre court sur un mur nu, le parasite enveloppant se déploie, prolifère, pendant de ce qui en haut remplit l'espace, tout l'espace. La machine volante qui tournoie, visionne, scrute, militarise, analyse, tout cela dans les limites étroites du champ restreint de la composition picturale. L'éclairage magnifique où ressortent les personnages forme un contraste angoissant avec l'hélicoptère rigide, froid, menaçant.

L'animalité de ces femmes crée un grand vide autour d'elles. Elles sont pourtant si présentes, mais si absentes... On sent qu'ici, l'humanité touche à sa fin.

Sans doute Thierry Cheverney avec ses singes martyrisés, lobotomisés, sanguinolents, cette souffrance crûment étalée, nous invite à regarder de plus près notre destin en route, étonnant parallèle et raccourci, entre ces primates réduits à du matériel de laboratoire et ces femmes-objets à du matériel de consommation. A travers toute la symbolique, le laboratoire est toujours en filigrane : l'hélicoptère, les produits cosmétiques ici et chimiques ailleurs, etc...). La distanciation entre ces scènes si rapprochées s'inscrit toute entière dans le message du peintre qui reprend son cheminement tranquille tout le long des friches industrielles dégoulinant des déjections issues des pollutions pétrochimiques, nucléaires, sidérurgiques. Ici, nous sommes pris de plein fouet par la beauté des couleurs, appliquées sur la laideur des sujets. Car il y a presque comme une blessure profonde et humaine qui surgit par delà ces paysages noctambules, dans ces enchaînements contrastés d'une chromatique où dominent froideur et chaleur, sombre et lumière, les deux faces de l'âme humaine.

Car la peinture de Thierry Cheverney est éminemment humaine. Elle ne fait pas sourire, elle ne fait pas pleurer, elle fait se poser l'esprit, elle questionne, elle dérange bien sûr...

Elle est tout entière dans l'éternelle lutte de l’espèce humaine pour sa survie. Elle télescope les passions, la force, la détermination. Le Panthéon personnel du peintre qui magnifie ici, et là, la nature face à l'homme; l'homme vampire, l'homme agneau. La nature comme corollaire à cette guerre éternelle entre les forces du bien et du mal.

Thierry Cheverney réalise avec brio cette Transposition avec une sorte de rage froide et lucide, de colère extatique dans les bleus surtout, qu'il multiplie à foison, semblant donner sa préséance à cette teinte céleste. Mais aussi, il y a de la fureur, dans l'éclatement des rouges, des jaunes vifs, des orangés, des verts, des gris, des noirs ! Couleurs de guerre, couleur du drame et de la passion.

Il y a chez Thierry Cheverney, comme une faim jamais rassasiée d'harmonie.

       Nicole CHEVERNEY

       Écrivain, Essayiste.